Et si les États-Unis tentaient de remodeler l’ordre monétaire mondial à leur avantage ? Derrière le projet spéculatif des Accords de Mar-a-Lago se trouve une stratégie ambitieuse pour affaiblir le dollar, restructurer la dette américaine et redéfinir les rapports de force économiques globaux.
Une tentative américaine de reprise en main de l’économie globale
Les États-Unis font face à un déséquilibre persistant : un déficit commercial chronique et une dette publique colossale. Si ces déséquilibres sont depuis longtemps absorbés par le statut du dollar comme monnaie de réserve, la situation devient de plus en plus délicate. C’est dans ce contexte qu’a émergé l’idée des “Accords de Mar-a-Lago” (du nom d’une propriété de Donald Trump en Floride), sorte de réplique contemporaine des Accords du Plaza de 1985… mais en ne tenant plus compte désormais que du point de vue américain !
Le projet, porté par des conseillers proches de Donald Trump, repose sur une volonté claire :
- affaiblir le dollar tout en maintenant son hégémonie,
- restructurer la dette publique,
- et utiliser les outils économiques comme leviers géopolitiques.
Il ne s’agit pas d’un simple ajustement monétaire, mais d’un plan beaucoup plus vaste visant à remodeler les règles du commerce international selon les intérêts américains.
Une mécanique articulée en quatre leviers principaux
1er levier : une dévaluation ciblée du dollar
L’objectif est de rendre les exportations américaines plus compétitives sans déclencher un effondrement incontrôlé du billet vert. Pour cela, plusieurs moyens sont envisagés : accumulation de devises étrangères, interventions sur les marchés de change, et pressions bilatérales sur certains partenaires pour ajuster leurs réserves. À travers ces actions, les États-Unis chercheraient à corriger la surévaluation structurelle du dollar.
2e levier : une restructuration douce de la dette
Le projet prévoit de convertir une partie des obligations du Trésor en instruments ultra-long terme, notamment des obligations à 100 ans. Cette stratégie, déjà expérimentée par des pays comme l’Autriche, permettrait de réduire les tensions budgétaires tout en rassurant les marchés sur la soutenabilité de la dette à long terme.
3e levier : des outils coercitifs à finalité économique
Deux instruments sont au cœur du dispositif :
- Des droits de douane ciblés, imposés aux pays réticents à ajuster leurs politiques de change (les mesures annoncées au premier trimestre 2025 ont donné le ton) ;
- Un fonds souverain américain, dédié à l’achat massif de devises étrangères (euro, yen, renminbi) afin d’affaiblir le dollar.
Cette combinaison viserait à créer un rapport de force global, forçant les partenaires à “coopérer”.
4e levier : l’instrumentalisation des alliances
L’un des aspects les plus novateurs — et les plus controversés — du plan est l’idée de lier les garanties de sécurité américaines (notamment dans le cadre de l’OTAN ou d’accords bilatéraux) à une coopération monétaire explicite. Washington proposerait un accès privilégié à son marché intérieur et à son parapluie militaire en échange de concessions économiques. C’est une inflexion stratégique majeure, qui transforme la monnaie en outil de politique étrangère. On pourrait aussi le résumer par “argent contre protection”, mais cela prendrait tout de suite une autre sonorité…
Des inspirations historiques, mais un monde très différent
Il est évident que le projet des Accords de Mar-a-Lago s’inspire de précédents accords qui ont marqué l’histoire économique mondiale. Mais peut-on vraiment rejouer ces scénarios dans un monde désormais fracturé, multipolaire et réticent à toute forme de leadership américain imposé ?
L’ombre des Accords du Plaza (1985)
Le projet Mar-a-Lago se pose clairement comme une nouvelle version des Accords du Plaza, signé entre les États-Unis, la France, la RFA, le Japon et le Royaume-Uni en 1985, et qui avait permis une baisse coordonnée du dollar pour corriger les déséquilibres commerciaux. Résultat : une dépréciation de plus de 50 % du billet vert face au yen et au mark en moins de trois ans. Cet épisode reste l’un des rares exemples d’action monétaire conjointe efficace.
Une ambition proche de Bretton Woods, sans le consensus
Mais au-delà de la forme, les promoteurs de l’accord s’inspirent de manière plus ambitieuse du modèle de Bretton Woods, lequel avait établi en 1944 un ordre monétaire fondé sur la convertibilité du dollar en or, et donc placé les États-Unis au centre du monde. Littéralement. Sauf que le parallèle a ses limites : l’ordre actuel est multipolaire, marqué par la montée de puissances comme la Chine et l’émergence de zones d’influence monétaire concurrentes.
Sans compter que, contrairement à 1944 ou 1985, le consensus multilatéral est aujourd’hui largement absent.
Une coordination désormais improbable
En effet, le climat géopolitique actuel rend très peu probable une coordination étroite entre les principales économies. La méfiance entre Washington, Pékin, Bruxelles et Tokyo est profonde. La Chine voit dans toute tentative américaine de remodelage monétaire une forme d’agression stratégique. Quant à l’Union européenne, elle peine déjà à coordonner sa propre politique économique et se retrouve régulièrement vilipendé par le locataire actuel de la Maison Blanche. L’idée d’une coopération monétaire étroite avec les États-Unis, surtout sur la base d’un projet unilatéralement défini à Washington, semble donc aujourd’hui totalement exclu.
Un pari à haut risque sur les marchés et la confiance
Enfin, même si l’intention avait dû être bonne et pas simplement motivée par une éternelle volonté de contrôler la planète, le projet américain de “rééquilibrer l’économie mondiale” révèle surtout une série de risques majeurs : perte de confiance dans le dollar, instabilité financière, tensions inflationnistes. La stratégie américaine pourrait bien, sous prétexte de redresser la barre, ouvrir au contraire la voie à une période de turbulences monétaires sans précédent.
Un dollar affaibli : effets ambivalents
Ainsi, une dévaluation du dollar pourrait effectivement stimuler les exportations américaines et rééquilibrer partiellement les échanges. Mais cette baisse — a fortiori si elle est perçue comme stratégique — risquerait surtout d’entraîner une volatilité accrue sur les marchés, une hausse des prix des importations, et donc un risque inflationniste aux États-Unis. La Réserve fédérale, déjà confrontée à des arbitrages complexes, se retrouverait dans une position délicate.
L’érosion du statut de monnaie de réserve
Aujourd’hui encore, le dollar représente environ 58 % des réserves de change mondiales, mais cette part décline fortement depuis 25 ans. Une politique jugée manipulatrice pourrait accélérer la dédollarisation, déjà amorcée par certaines banques centrales. Des acteurs comme la Chine ou la Russie cherchent depuis des années à réduire leur exposition au dollar, tandis que d’autres – comme la Turquie ou le Brésil – diversifient leurs réserves en or ou en actifs numériques.
Les obligations à 100 ans : séduisantes mais risquées
Quant à l’émission d’obligations ultra-longues, elle pourrait séduire certains investisseurs à la recherche de rendements stables. Mais ces titres étant par nature peu liquides, leur succès dépendrait fortement de la crédibilité budgétaire américaine. Or, avec un déficit fédéral supérieur à 6 % du PIB, l’administration américaine devra convaincre que sa trajectoire reste soutenable à l’horizon d’un siècle.
Des réactions internationales largement défavorables
On s’en doute, loin de susciter l’adhésion, le projet américain provoque scepticisme et rejet. Entre inquiétudes diplomatiques, refus de coopération monétaire et stratégies de contournement, les grandes puissances affichent clairement leurs réticences face à cette tentative de remodelage unilatéral.
Méfiance des alliés traditionnels
En Europe, les réactions sont prudentes mais critiques. François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, a déclaré que les politiques économiques protectionnistes de l’administration Trump sapaient la confiance mondiale dans le dollar. L’indépendance de la Banque centrale européenne rend toute coopération sur une base politique peu probable. Les pays membres de la zone euro ne souhaitent pas devenir les instruments d’une stratégie américaine définie à Washington.
Refus catégorique de la Chine et prudence japonaise
Du côté chinois, toute tentative américaine de redéfinir les règles du jeu est perçue comme une menace à la souveraineté économique. La Banque populaire de Chine continue d’augmenter ses réserves en or et de développer des accords bilatéraux hors dollar. Quant au Japon, un ancien haut fonctionnaire du ministère des Finances, Naoyuki Shinohara, a estimé qu’un accord de type Plaza était aujourd’hui « hautement improbable » tant la confiance mutuelle est absente.
Une réponse désordonnée plutôt qu’un front coordonné
Face à une telle proposition, il est probable que les partenaires commerciaux réagissent non pas de manière unifiée, mais de façon défensive et dispersée. Chacun cherchant à protéger ses réserves, sécuriser ses exportations, voire promouvoir sa propre monnaie dans des accords régionaux. C’est cette dynamique – non coopérative et fragmentée – qui pourrait provoquer des changements profonds et imprévus dans l’architecture monétaire mondiale.
Un catalyseur de transition, pas un acte fondateur
Finalement, il y a peu de chance que les accords de Mar-a-Lago voient jamais le jour sous leur forme officielle. Mais les idées qui sous-tendent ce projet pourraient tout de même influencer durablement les dynamiques monétaires mondiales. Non pas en fondant un nouvel ordre stable, mais en accélérant une transition déjà en cours vers un système plus fragmenté, moins centré sur le dollar.
Des mesures ponctuelles susceptibles d’être adoptées
Certaines des composantes du projet d’accord pourraient ainsi s’imposer progressivement. L’émission d’obligations ultra-longues, par exemple, aurait de quoi séduire un Trésor américain désireux d’alléger la pression sur ses échéances à court terme. De même, un usage plus stratégique des réserves de change ou des leviers douaniers pourrait devenir une norme dans les années à venir.
Une nouvelle fonction pour le dollar
L’un des changements les plus profonds résiderait dans le rôle attribué au dollar : non plus comme simple monnaie de transaction ou de réserve, mais en devenant un instrument parfaitement assumé de politique étrangère. Cette mutation transformerait la perception du billet vert auprès des acteurs internationaux. Le dollar resterait central, mais sa stabilité et sa neutralité seraient très probablement remises en question.
Vers une fragmentation des références monétaires
L’hypothèse la plus vraisemblable, si une telle initiative voyait le jour, n’est pas celle d’un nouvel ordre concerté, mais plutôt celle d’une coexistence de plusieurs zones monétaires, chacune avec ses références, ses équilibres et ses devises de réserve. Ce phénomène, déjà étudié par le FMI sous le nom de « fragmentation monétaire », signerait alors la fin de l’unipolarité du dollar sans forcément désigner un nouveau remplaçant.
Pour aller plus loin sur les accords de Mar-a-Lago
Cette vidéo en anglais pour mieux en comprendre les enjeux
Ce qu’il faut retenir
- Le projet des « Accords de Mar-a-Lago » vise à affaiblir le dollar sans en compromettre le statut international.
- Il combine dévaluation monétaire, restructuration de la dette et pression géopolitique sur les partenaires commerciaux.
- L’initiative s’inspire d’accords historiques comme ceux du Plaza, mais dans un contexte géopolitique bien plus fragmenté.
- Une telle stratégie comporte de forts risques : inflation, perte de confiance des marchés, et remise en cause du rôle du dollar.
- Plus qu’un nouvel ordre monétaire, ce projet pourrait accélérer une transition vers un système multipolaire, instable et concurrentiel.
Auteur et consultant depuis plus de vingt ans dans le domaine de la communication stratégique, il a plusieurs fois travaillé pour le compte d'entreprises financières dont il décrypte aujourd'hui les coulisses et les mécanismes économiques de base à l'intention du plus grand nombre.