Avec une inflation qui dépasse désormais les 10% sur un an, on est très loin de l’idéal des 2% prôné par les institutions européennes. Certains en concluent que la Banque centrale a failli à sa mission. D’autres rétorquent que c’est l’objectif des 2% lui-même qui est devenu irréaliste.
Quelle est la mission de la BCE vis-à-vis de l’inflation ?
La Banque centrale européenne (BCE) a pour mission de maintenir la stabilité des prix dans la zone euro. En clair, cela signifie qu’elle doit s’assurer que l’inflation ne dépasse pas un certain seuil lui permettant, à la fois, de soutenir la croissance économique tout en ménageant le pouvoir d’achat pour les consommateurs. Ce seuil a été fixé à 2% en 1992 par le Traité de Maastricht et ce chiffre reste à ce jour le cap absolu et indiscuté de la boussole économique européenne.
Pour remplir sa mission, la BCE dispose d’un outil qu’elle doit manier avec précaution car, comme une vieille chaudière qui pourrait s’emballer et lui exploser à la figure, cette arme anti-inflation – que certains considèrent comme dépassée – peut facilement devenir incontrôlable et causer plus de dommages qu’elle n’est censée en résoudre. Cette arme, c’est la politique monétaire qui permet donc à la Banque centrale d’ajuster l’offre de monnaie disponible sur les marchés afin de contenir et d’orienter l’évolution des prix. Plus de monnaie et les prix baissent, moins de monnaie et les prix remontent.
Comme toutes les armes, celle-ci doit disposer de munitions, et ici les cartouches les plus efficaces sont les taux d’intérêt que la BCE peut faire varier à loisir à la hausse ou à la baisse afin de rendre l’argent plus ou moins cher, notamment pour les banques commerciales. Ces dernières adaptent alors leurs conditions de crédit et, en bout de chaîne, produisent plus ou moins de monnaie à l’intention des ménages comme des entreprises.
Concrètement, en cas d’inflation supérieure à 2%, la BCE remonte ses taux d’intérêt, amenant alors les banques à augmenter à leur tour le coût des crédits, ce qui en ralentit la diffusion de monnaie dans le circuit économique, entraînant mécaniquement une baisse de la demande et donc un ralentissement de la hausse des prix.
On comprend donc qu’après des années de taux bas, voire nuls et même négatifs pour certains, la première réaction de la BCE face à l’explosion inflationniste de ces 12 derniers mois fut de remonter ses taux directeurs avec une ampleur presque inédite.
L’ennui, c’est qu’on se demande aujourd’hui si cette politique est toujours pertinente. Pire encore, face à l’inflation qui ne cesse d’augmenter en dépit de l’action de la BCE, pourrait-on en déduire que Christine Lagarde a finalement failli à sa mission ?
L’action de la BCE est-elle adaptée à la situation actuelle ?
La limite de 2% d’inflation en Union Européenne a été introduite à une époque où la plupart des préoccupations actuelles n’existaient pas. Pas d’euro, quasiment pas de mondialisation, pas d’économie numérique, pas de transition écologique, plus de menace de conflit généralisé avec des relents de Guerre froide et d’arme nucléaire, pas de guerre commerciale à l’échelle de la planète, pas de risque d’effondrement monétaire ou bancaire, pas encore de défaillance des principaux modèles économiques, sociaux et sociétaux. Bref, une époque de relative insouciance pendant laquelle, comme c’est toujours le cas, on n’avait justement pas le sentiment de vivre dans une relative insouciance.
Trente ans plus tard, il est évident que les conditions qui ont conduit à l’établissement de la cible d’inflation de 2% par l’Union Européenne ont considérablement évolué. Et pour certaines, ont même disparu, définitivement enterrées sous les ruines de crises majeures comme le krach mondial de 2008, ou plus récemment la pandémie de Covid-19.
Aujourd’hui, l’inflation qui frappe notre pays a ceci de commun avec les plus grandes crises inflationnistes du passé – on pense notamment aux chocs pétroliers des années 1970 – qu’elle touche la quasi-totalité des pays du monde. En Europe, plus spécifiquement, la hausse des prix s’établit au-delà des 10% sur une année glissante. Un chiffre particulièrement élevé quand on le compare aux niveaux faméliques de l’inflation de ces 20 dernières années, mais en fin de compte pas aussi dramatique que cela si on se replace dans le contexte des décennies qui ont précédé la mise en place de l’arsenal anti-inflation de la BCE. En ce sens, on pourrait donc considérer que le contrôle des taux d’intérêt, par exemple, est parfaitement adapté à la situation actuelle puisqu’il a justement été établi à une époque où l’inflation était relativement élevée, avec des résultats somme toute assez satisfaisants. Pourquoi n’en serait-il pas de même aujourd’hui ?
La principale raison qui vient à l’esprit réside dans la nature-même de l’inflation actuelle, qui est en majorité une inflation importée. Qu’il s’agisse du gaz ou du pétrole dont les coûts ont explosé depuis septembre 2021 (un phénomène amplifié par la guerre en Ukraine), de la pénurie de matières premières comme de composants électroniques à cause de la crise sanitaire en Chine (l’atelier du monde), ou encore de la baisse considérable de certaines productions agricoles liée à une succession de catastrophes climatiques à travers le globe, le phénomène de hausse des prix ne doit rien à une éventuelle politique commerciale un peu trop agressive ou à une augmentation de la demande. Dans ces conditions, augmenter les taux directeurs pour réduire la quantité de monnaie disponible ne fera pas baisser les prix, tout simplement parce que cela n’affectera pas l’offre énergétique en provenance de l’étranger, pas plus que ça n’augmentera par exemple le rendement agricole dans les pays frappés par la sécheresse ou les inondations.
La BCE a-t-elle raison de maintenir sa politique de hausse des taux ?
Pour autant, on peut comprendre que la BCE poursuive sa politique de hausse des taux. D’abord, parce que c’est son mandat et qu’en cas d’inflation, elle n’a pas d’autre choix que d’agir. Il lui est tout simplement interdit de ne pas intervenir, elle doit le faire car elle est tenue de respecter les règles et les dispositions du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), qui lui ordonnent de maintenir la stabilité des prix dans l’Union européenne.
Sauf que les seuls outils à sa disposition sont assez peu efficaces actuellement, à l’instar des taux d’intérêt qu’elle doit pourtant faire évoluer faute de mieux. Car la BCE est confrontée à un véritable défi : si elle continue à augmenter les taux d’intérêt dans l’espoir un peu vain de retrouver une inflation à 2%, elle risque d’entraîner l’économie dans une récession (ce qui ne résoudrait rien, comme l’a si justement rappelé Christine Lagarde en novembre dernier lors d’un forum organisé à Riga par la Banque de Lituanie) ; mais si elle ne fait rien, il est fort probable que l’inflation continue de grimper.
En ce sens, la banque centrale remplit parfaitement la mission qu’on lui a confiée, mais peut-être que cette mission, justement, mériterait d’être réévaluée en fonction des conditions actuelles qui ne sont plus celles de 1992.
L’autre raison pour laquelle la BCE a peut-être intérêt à maintenir sa politique de taux élevés, du moins pour un certain temps encore, c’est que depuis une quinzaine d’années maintenant, sa politique monétaire a contribué à faire grossir considérablement la masse monétaire en circulation, en particulier depuis la crise financière de 2008, avec une nette accélération pendant la pandémie de Covid-19. Grâce notamment aux opérations de refinancement, aux opérations de marché ouvert et surtout aux programmes de rachat d’actifs – le fameux Quantitative Easing –, la banque centrale a fourni énormément de liquidités aux banques commerciales pour qu’elles puissent prêter aux entreprises et aux consommateurs.
Même si cette masse monétaire est loin d’être la principale responsable de l’inflation actuelle, la réduire permettrait d’accélérer la décrue des prix en asséchant un peu les liquidités disponibles.
En clair, on ne peut pas dire que la BCE a failli à sa mission, mais plutôt qu’elle s’est retrouvée prisonnière d’un mandat, non pas obsolète, mais assorti d’outils qui, pour leur part, ne sont sans doute plus adaptés à la situation particulière que nous vivons actuellement. Et qui risque fort de se reproduire régulièrement à l’avenir.
La limite de 2% d’inflation est-elle toujours pertinente ?
On l’a vu, cette limite a été fixée il y a trente ans comme un objectif raisonnable pour maintenir la stabilité des prix et favoriser la croissance économique. Cependant, les défis économiques à venir laissent penser que ce niveau d’inflation est devenu insuffisant, notamment en raison des investissements considérables qu’il va nous falloir consentir par exemple pour réussir notre transition énergétique.
De la même façon, le vieillissement accéléré de la population est devenu une réalité qui commence à peser sur les économies occidentales. Selon les données de l’Union européenne en effet, le taux d’augmentation de la population âgée de plus de 65 ans a augmenté de 0,4% par an entre 1990 et 2000, puis de 0,9% par an entre 2000 et 2010, et de 1,2% par an entre 2010 et 2020. Cette évolution démographique s’accompagne de nouveaux besoins, de nouveaux modes de vie (habitat, travail, santé) et d’une nouvelle organisation de la société, qui sont autant de changements exigeant, là encore, d’importants besoins de financement sur une période assez brève.
Enfin, l’Union européenne de 2022 n’est plus celle de 1992 ( pays contre aujourd’hui, avec une monnaie unique en prime), et sa nature actuelle ainsi que la diversité des économies qui la composent l’obligent à de gros efforts financiers pour atteindre ses objectifs de croissance économique, d’emploi et de stabilité financière dans toute l’union. Des efforts en tout cas similaires à ce qu’on voit déjà dans d’autres parties du monde, que ce soit en Chine qui vise plutôt les 3 ou 4% de hausse des prix annuelle ou en Amérique du Nord qui s’éloigne également de la limite des 2% d’inflation pour accompagner une croissance qui mise davantage sur la production intérieure et la souveraineté énergétique.
Auteur et consultant depuis plus de vingt ans dans le domaine de la communication stratégique, il a plusieurs fois travaillé pour le compte d'entreprises financières dont il décrypte aujourd'hui les coulisses et les mécanismes économiques de base à l'intention du plus grand nombre.