Voilà 60 ans que les États-Unis s’opposent à toute évolution du système monétaire international vers une dilution substantielle de l’hégémonie de leur devise. En conséquence, le nouvel ordre monétaire se tisse à la fois petit-à-petit, au rythme d’accords bilatéraux ou régionaux, et par à-coups, au rythme des rapports de force caractéristiques de la realpolitik.


Ce tweet de Lyn Alden résume parfaitement la situation :
« Le problème est que plus aucun pays n’est assez grand pour diriger le monde, et que de nombreux pays en ont assez d’être dirigés. »

Dans la dernière édition de leur rapport In Gold We Trust, Ronald-Peter Stöferle et Mark J. Valek (S&V) consacrent plusieurs chapitres à la confrontation géopolitique et la dédollarisation qui en découle.

De la révolte de l’Europe à la renaissance des BRICS

Reprenant le flambeau de l’Europe des années 1970 qui a conceptualisé l’union monétaire européenne, les BRICS, menés par la Chine, œuvrent à la dédollarisation d’un monde qui ne tolère plus le privilège exorbitant conféré aux États-Unis à Bretton Woods.

Le leadership de la Chine n’a cessé de s’accroître depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie : menace de supplanter le système des pétrodollars par un pétroyuan en association avec les États du Golfe, éviction de Washington par Pékin en tant que médiateur dans les pourparlers de paix entre l’Arabie saoudite et l’Iran, tout cela combiné à l’ampleur de l’initiative de la « Nouvelle route de la soie ».

Nombre de pays, auparavant non-alignés ou alliés des États-Unis, sont séduits par la proposition chinoise d’une zone d’influence fondée sur la collaboration plutôt que la domination.

Comme l’a formulé Mike Maloney, « au cours de la dernière décennie, nos politiciens [américains] ont abusé de ce privilège [relatif au statut de réserve mondiale du dollar] comme s’il s’agissait d’un droit de naissance. Et maintenant, le reste du monde tourne le dos à l’étalon dollar. »

S&V ne disent pas le contraire : « alors que l’Europe tente de trouver ses marques, la Chine et la Russie ont joué cartes sur table et parlent ouvertement d’un nouvel ordre mondial qui aurait plus d’un centre, c’est-à-dire qui serait multipolaire », écrivent les deux Autrichiens.

Et pour y parvenir, les jeunes pousses affamées des BRICS (menées par la Chine et la Russie) et leurs partisans siphonnent une grande partie de l’or qui sort de terre.

Les achats d’or record des banques centrales en 2022 sont essentiellement le fait des pays émergents. À 1136 tonnes, en 2022, la demande nette des grands argentiers a dépassé son précédent record datant de… 1962 !

Achats d'or des banques centrales au niveau mondial (tonnes, 1950 – 2022)

À fin 2022, cela fait donc 13 années consécutives que les banques centrales sont repassées à l’achat, pour un total de 6815 tonnes de métal accumulées sur l’ensemble de la période (achats non-déclarés inclus).

Or ces achats ont essentiellement été le fait de banques centrales évoluant dans le giron des BRICS et de l’Organisation de coopération de Shanghai (OSC).

Réserves mondiales d'or, G7 (en bleu), BRICS (en rouge) et candidats/parties intéressées à l’intégration aux BRICS (rose) (tonnes, T1/2000 - T4/2022)

Alors, assistons-nous à changement de paradigme ?

Ce qui est sûr, c’est que l’or redevient l’actif préféré des banques centrales qui cherchent à faire diminuer la part occupée par le dollar au sein de leurs réserves. Depuis son plus bas de 2015 à 9,36%, la part de l’or dans les réserves de change des banques centrales au niveau mondial est repassée à 16% en 2022. En termes relatifs, cela représente une progression de 71% en 7 ans seulement !

Ces banques centrales sont donc peut-être en train de nous dire quelque chose… mais quoi ?

Part de l’or dans les réserves de change des banques centrales (échelle de gauche) et achats d'or des banques centrales sur 5 ans (échelle de droite, millions d’onces troy) (01/1970 - 10/2022)

La confrontation géopolitique

S&V estiment que « le gel des réserves de devises de la Russie est comparable à la fermeture du guichet de l’or par Richard Nixon en 1971. »

À cet égard, « poussés par la montée des risques géopolitiques, les pays non alignés sont en train de s’aligner : des changements tectoniques se produisent dans le paysage géopolitique mondial, les pays s’engageant à un rythme record dans des alliances avec des organisations telles que les BRICS et l’OCS. Les pays qui accumulent de l’or par l’intermédiaire de leurs banques centrales sont les mêmes que ceux qui font la queue pour rejoindre ces organisations, en prévision d’un éventuel nouveau système monétaire lié à l’or. […]

Tandis que l’Europe tente de trouver ses marques, la Chine et la Russie ont joué cartes sur table et parlent ouvertement d’un nouvel ordre mondial ayant plus d’un centre, c’est-à-dire multipolaire. […] Oui, le monde va changer. Avec des « changements comme nous n’en avons pas connu depuis 100 ans », comme l’a déclaré Xi Jinping lors de sa visite officielle à Vladimir Poutine le 22 mars 2023 », écrivent les deux Autrichiens.

Pour reprendre la formule de Charles Gave, « le monde se divise en deux zones économiques distinctes : l’ « empire de la mer », ou « bloc occidental », et l’ « empire de la terre », ou « bloc oriental ». La monnaie du premier est basée sur la monnaie fiduciaire, celle du second sur le tandem émergent des matières premières, l’or et le pétrole. »

C’est ce qui amène S&V à qualifier la situation actuelle d’épreuve de force géopolitique.

Qu’est-ce qui déclenchera l’épreuve de force finale ?

Comme le détaillent les deux Autrichiens, « par définition, une épreuve de force implique deux ou plusieurs parties utilisant toutes leurs ressources et leur pouvoir pour faire avancer les choses, parvenir à un règlement concluant d’un problème ou à un résultat décisif. Au poker, l’épreuve de force [showdown] fait référence au dernier tour de la partie, lorsque les joueurs doivent tous révéler leurs mains en même temps afin de déclarer le vainqueur.

Même si nous n’en sommes pas encore à l’épreuve de force finale, il semble que nous entrions dans ce dernier tour. [L’épreuve de force finale] pourrait être déclenchée lorsque les grandes puissances de l’Est et leurs alliés, par l’introduction d’une monnaie adossée à l’or ou d’une unité de règlement internationale adossée à l’or, forceront l’Occident à réagir. Cela pourrait alors précipiter l’épreuve de force, au cours de laquelle les pays de chaque camp seraient littéralement contraints de révéler toutes leurs cartes dorées, c’est-à-dire la quantité d’or que chacun détient. L’or ayant afflué en grandes quantités de l’Ouest vers l’Est au cours des deux dernières décennies, il semblerait que l’Est ait l’avantage. […]

Jusqu’à présent, les Etats-Unis sont toujours parvenus à maintenir l’hégémonie du dollar. L’Amérique n’est pas dupe de ce qui se trame dans le reste du monde. Comme l’a formulé la secrétaire du Trésor Janet Yellen le 17 avril 2023, « il y a un risque, lorsque nous utilisons des sanctions financières liées au rôle du dollar, qu’avec le temps, cela puisse saper l’hégémonie du dollar (…). Bien sûr, cela crée un désir de la part de la Chine, de la Russie, de l’Iran de trouver une alternative. Mais le dollar est utilisé comme monnaie mondiale pour des raisons qui font qu’il n’est pas facile pour d’autres pays de trouver une alternative dotée des mêmes propriétés. »

Mais les temps changent…

« Aujourd’hui, c’est la Chine qui est aux commandes. Au cours des deux derniers mois, nous avons assisté à un nombre épique de développements spectaculaires dans le monde entier. […] La Chine pousse le monde vers une épreuve de force et, région par région, le monde s’en aperçoit. L’Asie, l’Afrique, l’Amérique du Sud, mais aussi le Moyen-Orient et l’Europe, voire les États-Unis eux-mêmes », résument S&V.

À quoi s’attendre dans les 12 mois qui viennent ?

Le monde va changer. S&V sont « convaincus que l’heure de la multipolarité a déjà sonné. »

Comment voient-ils la situation évoluer ?

« Nous savons que le processus de déplacement des plaques tectoniques prendra beaucoup de temps, même s’il s’accélère. Mais nous sommes confiants dans quelques prédictions pour les 12 mois à venir :

  • La crise bancaire et l’inflation seront des sujets importants lors des prochaines élections présidentielles américaines.
  • L’Europe tentera de s’affranchir de la « garde » américaine, mais aura beaucoup de mal à le faire, comme toujours. Il ne faut pas s’attendre à un pivot complet – du moins pas sous le leadership actuel de l’Allemagne. Une crise inflationniste brutale pourrait changer la donne.
  • La Chine, la Russie, l’Afrique, l’Amérique du Sud et l’Asie du Sud-Est pousseront agressivement à l’établissement de rails monétaires alternatifs qui contournent le dollar, et les MNBC joueront un rôle majeur. C’est également la raison pour laquelle l’Europe est favorable à un euro numérique.
  • Les banques centrales et les gouvernements achèteront encore plus d’or, tout comme la population en général. Il en va de même pour le bitcoin, avec une implication moindre de la part des gouvernements.
  • En l’état actuel des choses, nous ne nous attendons pas à l’émergence d’une nouvelle structure financière cohérente, fondée sur des règles. Nous assistons plutôt à l’émergence d' »un monde, deux systèmes » – ou même d' »un monde, trois systèmes« , si Macron parvient vraiment à ses fins.

L’ère de Bretton Woods et de la domination totale des pétrodollars est désormais véritablement révolue.

Le moment unipolaire est derrière nous.

Attachez votre ceinture », avertissent les deux analystes.

Quelles conséquences pour l’or ?

À l’instar d’un système d’exploitation ou d’une monnaie de réserve, « l’or est un bien de réseau, peut-être même le bien de réseau monétaire par excellence. Dans un monde qui se fragmente, l’or pourrait être l’intermédiaire monétaire qui empêche une désintégration économique encore plus importante. Après tout, l’or est supranational, neutre et sans risque de contrepartie », rappellent S&V.

« L’épreuve de force géopolitique autour de la refonte de l’ordre mondial bat déjà son plein. La demande structurellement plus élevée d’or de la part des banques centrales sera l’un des principaux moteurs du marché haussier de l’or », concluent les deux Autrichiens.