Tandis que les derniers chiffres du gouvernement l’estiment à 112,3% du PIB pour 2024, la dette publique de la France ne cesse de faire débat et la question de sa soutenabilité se pose de manière de plus en plus pressante. Au point que certains cherchent régulièrement des modèles à copier ou à transposer dans l’espoir de sortir notre pays de cette spirale infernale d’endettement sans fin. À l’instar de l’économiste (si, si…) Sandrine Rousseau qui, en avril 2024, s’était indignée qu’on n’utilise pas l’épargne des Français pour “reprendre la main” sur la dette de la France. Un peu comme au Japon.

Sommaire

  • La situation japonaise : un modèle singulier.
  • Transposition de ce modèle à la France : est-ce possible ?
  • L’épargne privée nationale comme solution à la dette de la France ?

La situation japonaise : un modèle singulier

Le Japon est en effet un cas unique parmi les grandes économies mondiales. Avec une dette publique atteignant environ 252% de son PIB au 1er juillet 2024, le pays est pourtant relativement épargné par les crises de confiance des marchés internationaux. Pourquoi ? La réponse réside sans doute dans le fait que près de 90% de cette dette est détenue par des résidents japonais, principalement à travers des obligations d’État achetées par les institutions financières, les fonds de pension, et même des particuliers.

Avantages :

  • Stabilité financière : La détention nationale de la dette réduit mécaniquement l’exposition du Japon aux fluctuations des marchés internationaux et à l’influence des investisseurs étrangers, ce qui limite ainsi les risques de spéculation contre sa monnaie ou ses actifs financiers.
  • Faible risque de fuite de capitaux : Étant donné que les créanciers de l’État sont majoritairement nationaux, le risque de fuite de capitaux en cas de tensions économiques est moindre.
  • Contrôle de la politique monétaire : La Banque du Japon joue un rôle clé en achetant massivement de la dette publique (pour un encours représentant 28% de la dette totale en mars 2024), facilitant ainsi le financement de l’État à des taux d’intérêt bas.

Inconvénients :

  • Épargne excessive : Le modèle repose donc sur une épargne domestique élevée, une tendance culturelle particulièrement forte au Japon. Cependant, cette forte épargne limite de facto la consommation et, par extension, la croissance économique.
  • Vieillissement de la population : Avec une population vieillissante, les besoins en dépenses liées à l’âge augmentent, ce qui pourrait rendre ce modèle moins soutenable à long terme. Un article paru en 2019 prévoyait déjà que la dette publique du Japon représenterait 630% de son PIB en 2070, principalement à cause du vieillissement de la population occasionnant simultanément une baisse de la population active (ce qui pourrait jouer sur la production) et une augmentation des dépenses liées aux retraites ou à la santé.

Transposition de ce modèle à la France : est-ce possible ?

Évidemment, vue depuis la France, la situation japonaise pourrait tenter certains économistes qui se focaliseraient uniquement sur ses avantages. Après tout, notre population aussi est vieillissante, mais dans une toute autre mesure bien moins préoccupante qu’au Japon. Et puis, c’est vrai que les Français, eux aussi, sont connus pour être de véritables fourmis en matière financière. Alors pourquoi hésiter ?
C’est peut-être oublier un peu vite les autres défis auxquels il faudrait faire face en cas d’adoption du modèle japonais.

Défis financiers :

  • Attrait pour une épargne sécurisée : Le taux d’épargne des ménages français est certes élevé, autour de 17% pour le 1er trimestre 2024, soit très nettement au-dessus de la moyenne des autres pays de la Zone euro, mais il n’atteint pas les 29% Japon. En outre, les épargnants français affichent une préférence très nette pour des placements sûrs et liquides, comme le Livret A par exemple. Ils ne sont en revanche ni habitués ni même enclins à acheter des obligations d’État à long terme.

Et ce n’est pas leur défiance quasi atavique envers les institutions qui risque d’arranger la situation.

  • Marché obligataire internationalisé : C’est l’un des reproches que l’on a fait récemment au ministre de l’Économie Bruno Le Maire (même s’il n’a fait qu’hériter d’une situation qui existe depuis toujours ou presque) : le marché des obligations d’État en France est majoritairement internationalisé. En effet, près de 54% de la dette est ainsi détenue par des investisseurs étrangers. Plus exactement, selon le site Vie-Publique.fr (édité par la Direction de l’information légale et administrative NDLR), “les obligations assimilables du Trésor (qui représentent 93% de l’encours total de la dette) sont détenues à 51% par des non-résidents, alors que les bons du Trésor à taux fixe (7% de l’encours total) sont détenus à 91% par des non-résidents.

Inverser la tendance, par exemple en rachetant massivement les obligations aux investisseurs étrangers pour les proposer ensuite aux épargnants nationaux n’enverrait sûrement pas un très bon signal aux marchés.

Défis culturels et politiques :

  • Aversion au risque et faible culture de l’endettement : En France, la culture financière n’encourage pas vraiment l’investissement dans des obligations d’État, perçues comme moins attractives que d’autres formes de placement plus rentables. Au contraire des actions par exemple que même le gouvernement cherche à mettre en avant en incitant les Français à investir en bourse.
  • Risque politique : D’un point de vue pratique, on a vu que pour transposer le modèle japonais au système français, il faudrait donc faire supporter le poids de la dette aux épargnants, à travers de nouveaux supports notamment, ou même par l’intermédiaire de supports existants dont l’encours servirait à financer les dépenses publiques. Une stratégie qui risquerait d’apparaître comme une forme de coercition, voire d’épargne forcée, entraînant probablement une très forte résistance politique et sociale.

Il y a donc peu de chances qu’on parvienne un jour à transposer le modèle japonais à la situation française. Sans compter le coût d’une telle réforme qui serait tout simplement rédhibitoire.

Un nouveau modèle qui accroîtrait encore les dépenses de l’État

Car oui, opérer une éventuelle bascule de la dette nationale entre les mains des épargnants français coûterait probablement très cher. En effet, l’État ne peut pas simplement se saisir du patrimoine financier de ses citoyens pour financer sa dette. Il faudrait plutôt tabler sur une politique d’incitation, à base de “carottes fiscales” plus ou moins coûteuses et surtout de taux d’intérêt suffisamment élevés pour détourner les épargnants français des supports sécurisés qui forment la majeure partie de leur patrimoine..

En 2023, la France a emprunté en moyenne à 3,15 %, ce qui correspond plus au moins au taux minimum qu’il faudrait servir aux épargnants français pour espérer les détourner du Livret A par exemple. Ce qui signifie que l’État ne ferait ici aucune économie en basculant sa dette des prêteurs étrangers aux épargnants nationaux à un taux équivalent. Pire encore, il faudrait sûrement ajouter le coût (ou le manque à gagner) lié aux inévitables avantages fiscaux destinés à appâter les Français.

Ajoutons enfin que ce taux de 3.15% par an est en réalité le plus haut depuis 15 ans. Au premier trimestre 2024, il est d’ailleurs déjà redescendu à 2.9%. Et si on compare avec les années précédentes, l’écart est encore plus flagrant. Ainsi, en 2022, la France a emprunté en moyenne à 1,03 % contre des taux négatifs en 2020 et 2021 (successivement -0,30 % et -0,28 %). Quant à la période 2010-2019, la moyenne se situe aux alentours de 1,58%, et c’est à ce niveau de taux que la France peut raisonnablement espérer emprunter dans les prochaines années.

Autant dire que s’il fallait convaincre les Français d’acheter des obligations d’État, ce taux serait très insuffisant. Et il faudrait au moins le doubler, ce qui multiplierait automatiquement par 2 le montant des intérêts qui pèsent déjà sur la dette publique.

Ce qu’il faut retenir

  • La dette publique de la France ne cesse de faire débat et la question de sa soutenabilité ainsi que celle sur la souveraineté se posent de manière de plus en plus pressante.
  • Le modèle japonais, qui repose sur une dette d’Etat presque entièrement détenue par des ressortissants nationaux, semble séduisant.
  • Néanmoins, de nombreux défis empêchent toute transposition de ce modèle vers le système français.
    Et même si la transposition était possible, les coûts d’un tel changement viendraient encore alourdir la charge de la dette qui atteint déjà des records.

Bruno GONZALVEZ

Auteur et consultant depuis plus de vingt ans dans le domaine de la communication stratégique, il a plusieurs fois travaillé pour le compte d'entreprises financières dont il décrypte aujourd'hui les coulisses et les mécanismes économiques de base à l'intention du plus grand nombre.