L’or, ce métal précieux qui a traversé les âges, fascine toujours autant. Symbole de richesse et de pouvoir, il est aussi et surtout devenu une valeur-refuge en temps de crise. Une récente étude du World Gold Council (WGC) révèle une tendance intéressante : après une grosse décennie de baisse, la demande d’or en France est désormais en hausse, retrouvant ses niveaux les plus élevés de 2010-2011. Un phénomène qui se démarque de la tendance observée dans le reste de l’Europe et dans des pays traditionnellement friands d’or, comme l’Inde.
Une hausse significative de la demande depuis deux ans
En 2022, la demande des consommateurs français en or s’est établie à 20,0 tonnes, soit une augmentation significative par rapport aux 17,0 tonnes de 2021. Cela représente une quantité de 0,30 gramme par habitant, contre 0,26 gramme l’année précédente — sachant qu’en outre la population française a crû d’environ 5%, passant de 65 millions d’habitants en 2010 à un peu plus de 68 millions en 2023.
Demande globale (en tonnes)
2010 | 2011 | 2012 | 2013 | 2014 | 2015 | 2016 | 2017 | 2018 | 2019 | 2020 | 2021 | 2022 |
22 | 25,7 | 18,4 | 16,8 | 15,1 | 13,1 | 9,2 | 13,2 | 11,8 | 12,9 | 14 | 17 | 20 |
Demande de consommation par client (en grammes)
2010 | 2011 | 2012 | 2013 | 2014 | 2015 | 2016 | 2017 | 2018 | 2019 | 2020 | 2021 | 2022 |
0,35 | 0,41 | 0,29 | 0,26 | 0,24 | 0,2 | 0,14 | 0,2 | 0,18 | 0,2 | 0,22 | 0,26 | 0,3 |
Cette augmentation de la demande est d’autant plus remarquable qu’elle intervient dans un contexte où le cours de l’or n’a jamais été aussi élevé, malgré une certaine léthargie de la demande mondiale, voire une baisse dans certains domaines (technologie, joaillerie, dentisterie…) depuis 15 ans.
Cependant, cette tendance n’est pas uniforme à l’échelle mondiale. En Inde, par exemple, la demande en or a légèrement diminué, passant de 797,3 tonnes en 2021 à 774,1 tonnes en 2022. La demande per capita a également légèrement baissé, passant de 0,57 gramme à 0,54 gramme.
Alors, comment expliquer ce regain d’intérêt pour l’or en France ? Et quels facteurs ont donc pu contribuer à cette tendance ?
Quand l’or devient un instrument géo-stratégique
Précisons d’abord que la France n’est pas la seule nation à voir une augmentation de sa demande en or physique. En effet, la Russie et les États-Unis montrent également une hausse similaire de leur intérêt pour ce précieux métal, après une période de creux similaire à celle qu’a connu notre pays.
Aux États-Unis, la demande a été stimulée par des facteurs tels que l’incertitude économique, la volatilité des marchés financiers et une confiance accrue dans l’or en tant que valeur refuge face à l’action brutale de la Fed sur les taux d’intérêt qui fragilise l’économie déjà confrontée à une inflation telle que le pays n’en avait plus connue depuis 40 ans.
En Russie, cette tendance a également été attribuée à une combinaison de facteurs plutôt classiques, notamment une économie en croissance, une inflation élevée et une volonté de diversifier les réserves de change du pays. Mais, depuis 2022, une autre explication bien plus grave est venue s’ajouter au jeu normal des arbitrages financiers. En effet, en raison des sanctions infligées à Moscou par la quasi-totalité de la communauté internationale suite à l’attaque, puis la tentative d’invasion de l’Ukraine qui se poursuit encore aujourd’hui, l’or est devenu pour la Russie une véritable réserve de valeur à l’abri du courroux de la finance mondiale, mais aussi une sorte de « monnaie » de négociation future avec ses alliés historiques, au premier rang desquels on trouve la Chine.
D’ailleurs, à l’heure où j’écris cet article, certains évoquent déjà le sommet des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) qui se tiendra du 22 au 24 août en Afrique du Sud et au cours duquel ces pays pourraient, éventuellement, annoncer la création d’une nouvelle unité monétaire adossée à l’or afin de concurrencer l’hégémonie du dollar dans un très grand nombre de pays (on parle déjà d’une quarantaine d’États) opposés à la politique américaine.
Le cas particulier de la Chine
La Chine, justement, qui a toujours été un acteur majeur sur le marché de l’or, a quant à elle maintenu une demande relativement constante durant les 15 dernières années, avec un pic notable en 2013 et deux creux en 2010 et 2020. Certes, la demande chinoise d’or est largement alimentée par la joaillerie, qui représente une part importante de la consommation d’or du pays.
Mais la demande d’investissement a également joué un rôle, en particulier pendant les périodes d’incertitude économique, même si, curieusement, 2020 a marqué un net ralentissement de la demande alors que le pays était en pleine pandémie de Covid-19. Sans doute les portes d’immeubles soudées par l’armée — afin probablement “d’aider” les habitants à respecter les gestes barrières ainsi que les mesures de distanciation sociale — ont-elles contribué à la baisse des achats de métal précieux…
Écoutez l'épisode de Valeur Refuge consacré à la Chine et à sa stratégie autour de l'or
Mathieu Devaux-Sabarros et Benjamin Rosoor reviennent sur l'influence du géant d'Orient sur la mise en place d'une potentielle nouvelle économie qui ferait l'impasse sur le dollar.
Une demande portée par la recherche de sécurité
Parallèlement à cette demande en hausse, et contrairement à ce que la logique des marchés pourrait laisser supposer, le cours de l’or a atteint des sommets historiques en 2022.
Bien sûr, l’incertitude économique mondiale née de la succession de crises économiques, sanitaires, financières et même géostratégiques de ces 3 ou 4 dernières années n’est pas étrangère à l’affaire. Autant de faits historiquement majeurs qui ont fortement influé sur la volatilité des marchés financiers et provoqué une demande accrue de la part des banques centrales ainsi que des investisseurs individuels.
En effet, la demande globale d’or a atteint en 2022 son niveau le plus élevé depuis 2011, avec une augmentation de 18% par rapport à 2021. Et cette hausse ne doit rien aux nouvelles technologies qui seraient plus gourmandes en métaux précieux (la réalité est même complètement l’inverse), mais elle a été principalement portée par des achats records des banques centrales, ainsi que par une forte demande de lingots et de pièces d’or (la demande annuelle de pièces a augmenté de plus de 50% depuis 2010 !).
Demande technologique (tonnes)
2010 | 2011 | 2012 | 2013 | 2014 | 2015 | 2016 | 2017 | 2018 | 2019 | 2020 | 2021 | 2022 | |
Technologie | 460,7 | 429,1 | 382,3 | 355,8 | 348,4 | 331,7 | 323,0 | 332,6 | 334,8 | 326,0 | 302,8 | 330,2 | 308,8 |
Électronique | 326,7 | 316,6 | 289,1 | 279,2 | 277,5 | 262,1 | 255,6 | 265,6 | 268,4 | 262,3 | 249,3 | 272,1 | 252,0 |
Autres industries | 88,3 | 76,4 | 64,7 | 53,7 | 51,2 | 51,0 | 49,8 | 50,7 | 51,2 | 49,8 | 41,6 | 46,8 | 46,6 |
Dentisterie | 45,6 | 36,2 | 28,4 | 22,8 | 19,6 | 18,6 | 17,6 | 16,3 | 15,3 | 13,9 | 11,9 | 11,4 | 10,3 |
Demande en pièces d’or (tonnes)
2010 | 2011 | 2012 | 2013 | 2014 | 2015 | 2016 | 2017 | 2018 | 2019 | 2020 | 2021 | 2022 |
195,9 | 228,3 | 187,5 | 271,0 | 205,5 | 224,3 | 207,9 | 188,1 | 241,9 | 220,7 | 292,9 | 295,2 | 333,9 |
Les banques centrales du monde entier ont ainsi cherché à augmenter leurs réserves d’or pour faire face à la fragilisation des marchés financiers notamment, lesquels ont par ailleurs été maintenus sous perfusion monétaire dans des proportions inédites dans l’histoire. Cette politique constituant un véritable risque pour la stabilité des monnaies, il devenait essentiel pour les banques centrales de diversifier leurs réserves dans des actifs tangibles et de renforcer leur résilience face à l’incertitude économique qu’elles contribuaient bien malgré elles à alimenter.
Le retour au tangible malgré la hausse des rendements de l’épargne
Cette demande de retour au tangible s’est d’ailleurs retrouvée un peu partout auprès des investisseurs, qu’ils soient privés ou institutionnels, car comme je le disais plus haut, la demande de pièces en or a également connu une croissance significative, avec une augmentation de la demande de 10% rien qu’entre 2021 et 2022. Au passage, le ralentissement important des ETF apporte une preuve supplémentaire du retour à une certaine lucidité quant à l’importance des actifs tangibles dans un contexte d’incertitude économique et financière.
En ce qui concerne plus spécifiquement la France, plusieurs facteurs peuvent expliquer la hausse de la demande d’or. Certes, l’inflation a joué son rôle, mais elle s’est aussi accompagnée d’une hausse des taux de rendement des principaux produits d’épargne réglementés a surtout entraîné un gros mouvement d’épargne vers les livrets A, livrets de développement durables et autres livrets d’épargne populaire, confirmant si besoin était leur statut de « placement préféré des Français ». On aurait pu donc croire que ces produits financiers allaient détourner les épargnants de l’or.
En réalité, les différentes crises financières qui se sont succédé depuis 2008 ont largement émoussé la confiance des Français dans les actifs traditionnels, renforçant la méfiance naturelle de nos concitoyens pour les banques et les marchés financiers. Autant de facteurs qui ont pu, malgré l’attrait d’un livret A revenu à 3%, inciter les Français à renforcer leur engagement sur le seul actif historique qui n’a jamais déçu depuis des siècles : l’or.
Quand une éventuelle guerre numérique menace les monnaies digitalisées
Et puis les Français semblent avoir désormais compris que face à une hausse des prix, investir dans l’or permettait de protéger son pouvoir d’achat et de conserver la valeur d’échange de son patrimoine financier en période d’inflation. Si on ajoute un contexte de volatilité des marchés financiers et d’incertitude économique, que ce soit à cause d’une pandémie qui déstructure brutalement une économie de marché mondialisée, ou encore une guerre menée par la deuxième puissance militaire de la planète aux portes de l’Europe, et dont on ne connaît pas encore la capacité de contagion au reste du monde, de nombreux investisseurs ont cherché à protéger leur portefeuille en le diversifiant avec de l’or, actif considéré comme une valeur refuge et qui saura surtout, si besoin, s’affranchir des contraintes technologiques qui régissent désormais la disponibilité et même la valeur de la plupart des devises.
En effet, la moindre « panne » informatique à grande échelle, qu’elle soit accidentelle ou causée par une armée de hackers dirigée par une puissance ennemie, et c’est toute l’économie qui s’effondre, privant également les citoyens, les entreprises et même les États de leurs monnaies majoritairement digitalisées. L’or au moins, c’est tangible, et alors qu’il ne se passe pas une journée sans que les médias relatent les « exploits » de hackers officiels russes ou chinois qui portent désormais les conflits militaires dans l’espace numérique, on comprend que le métal physique ait ainsi gagné en popularité. D’autant que la France est un pays ultra-connecté et très attaché à l’information en continu.
Tous ces facteurs combinés à la hausse du cours de l’or ont donc créé un environnement propice à la hausse de la demande d’or dans notre pays. Même si elle reflète une certaine tendance mondiale, certaines spécificités de notre économie mais aussi de notre société expliquent sans doute pourquoi ce soudain regain d’appétit pour l’or n’est pas (encore ?) partagé par la plupart des autres pays de l’Union Européenne.
Auteur et consultant depuis plus de vingt ans dans le domaine de la communication stratégique, il a plusieurs fois travaillé pour le compte d'entreprises financières dont il décrypte aujourd'hui les coulisses et les mécanismes économiques de base à l'intention du plus grand nombre.