[Première publication : 29 Mai 2023 – MàJ le 11 Septembre 2023]

Depuis quelque temps, chaque fois que vous allez faire vos courses, vous avez l’impression que votre mémoire vous joue des tours. Dans votre souvenir, votre paquet de céréales pesait plus lourd. Les pots de yaourt, les tranches de jambon et les boissons aussi. Quant aux sachets de chips, si leur taille ne semble pas avoir changé, on dirait quand même qu’il y a un peu plus d’air qu’avant à l’intérieur. Rassurez-vous (ou pas !), ce n’est pas une simple impression ni le début d’un déclin mental. Vous êtes juste victime d’une pratique commerciale de plus en plus répandue et qui porte le nom un peu étrange de « shrinkflation ».

Qu’est-ce que la shrinkflation ?

Ce terme, né de la contraction de l’anglais shrink (réduire) et inflation, pourrait être également défini de la façon suivante : vendre moins de produit pour le même prix. Une tendance de plus en plus marquée et insidieuse, qui touche directement le portefeuille des consommateurs puisqu’elle se déploie principalement dans l’ombre des rayons de nos supermarchés.

Plus précisément, la shrinkflation est une stratégie utilisée par les producteurs et les distributeurs pour augmenter discrètement la rentabilité de leurs produits. Mais plutôt que de faire grimper l’étiquette, ce qui pourrait éloigner les consommateurs, ils préfèrent réduire la taille ou le poids du produit, tout en maintenant le prix inchangé. Ainsi, le consommateur continue à payer le même prix, ce qui apparaît plutôt comme un avantage en période d’inflation comme celle que nous traversons actuellement, mais qui est en réalité une forme de tromperie.

En effet, si le prix affiché reste le même, la quantité moindre de produit revient finalement à augmenter bel et bien le prix au kilo ou au litre par exemple. Une pratique, sinon illégale, tout au moins préjudiciable pour les consommateurs qui avaient fini par « faire confiance » aux marques qu’ils achètent habituellement, et qui omettent souvent de vérifier si les conditions dans lesquelles celles-ci leur vendent leurs produits n’ont pas évolué en leur défaveur. Car, bien souvent, la première chose que remarquent les acheteurs, c’est le changement de prix.

Une pratique commerciale sournoise

La shrinkflation est donc particulièrement insidieuse car elle est souvent difficile à détecter. A moins de comparer attentivement les emballages anciens et nouveaux, il est difficile de remarquer que la taille ou le poids de votre produit préféré a diminué. Cette « discrétion » rend la shrinkflation d’autant plus pernicieuse.

Par exemple, un paquet de céréales qui contenait autrefois 500 grammes de produit peut être réduit à 450 grammes, sans que son prix ni son emballage ne changent pour autant. Idem pour les sachets de chips qui sont passés de 150 à 135 grammes, les bouteilles de cola qui ne font plus que 1,25 litre au lieu de 1,5 litre (ou 1,75 litre pour celles qui affichaient une contenance de 2 litres jusqu’ici), le sirop de fruit qui se vend désormais en contenants de 60 centilitres au lieu de 75 (mais avec une forme qui donne l’illusion de rivaliser en taille avec la concurrence), le jambon qui a maigri de 10 grammes par tranche, des yaourts de 100 grammes dans des pots qui en offraient encore récemment 125, des paquets de biscuits qui n’en comptent plus que 20 au lieu de 24, des pâtes alimentaires en boîtes de 400 grammes alors qu’elles en faisaient 500 il n’y a pas si longtemps, etc, etc, etc. La liste pourrait ainsi s’étaler sur plusieurs pages.

En réalité, si tous ces professionnels — principalement dans le domaine de l’agro-alimentaire, mais les produits d’hygiène ne sont pas épargnés — utilisent cette stratégie, c’est principalement pour deux raisons : 

  • Tout d’abord, même si cela reste assez rare malgré tout, c’est parce que cela permet aux sociétés d’améliorer leur marge bénéficiaire au profit de leurs actionnaires, ou encore d’afficher de meilleurs résultats lors de la publication des chiffres à l’attention des marchés boursiers
  • Mais pour la plupart des producteurs qui cèdent à cette tendance, c’est surtout pour faire face à l’augmentation régulière de leurs coûts de production, de main-d’œuvre et d’énergie, sans trop donner l’impression de faire payer la facture au consommateur final. 

Bien sûr, ces entreprises augmentent également leurs prix de temps en temps, mais comme elles savent que le nombre de ménages confrontés à des fins de mois difficiles ne cesse de croître et que le premier élément d’arbitrage en période de vaches maigres c’est bien souvent le prix, alors elles préfèrent de plus en plus rogner sur les quantités proposées au lieu d’augmenter directement leurs prix. Ce qui serait trop visible au moment du passage en caisse. Tandis que là, les consommateurs peuvent continuer à acheter leurs produits habituels sans être alertés, et surtout sans être incités à regarder de trop près les emballages. 

Dans bien d’autres circonstances, cette politique commerciale serait considérée purement et simplement comme une pratique trompeuse car elle est généralement mise en œuvre sans que le consommateur en soit clairement informé. En effet, on a rarement vu une marque communiquer sur « l’allègement » de ses produits vendus au même prix qu’avant…

Shrinkflation et Inflation, double peine pour le consommateur

Tout ceci étant dit, la shrinkflation n’est pas un phénomène nouveau. Déjà l’an dernier, certaines marques de grande distribution comme Lindt, Danone, Danone ou encore Teisseire étaient épinglées par l’organisation non gouvernementale de défense des consommateurs Foodwatch à cause de leurs pratiques commerciales qui consistent donc à masquer les hausses de prix de leurs produits en réduisant leur poids.

Mais depuis quelques mois, la shrinkflation est devenue d’autant plus visible que l’inflation, la vraie, celle qui fait mal au portefeuille, a fait exploser le coût des matières premières et mis une grosse pression sur les marges des producteurs. Là, plus question de réduire encore les quantités en douce, il a bien fallu monter les prix. Forcément, les consommateurs ont donc fait davantage attention à ce qu’ils achetaient, et la surprise fut souvent désagréable. Non seulement ils ont pu constater que leur produits habituels avaient beaucoup augmenté (les produits alimentaires et les articles du quotidien sont même ceux qui ont connu la plus forte inflation en un an, avec +25% en moyenne quand l’inflation « globale » atteignait 6%), mais en plus ils se sont bien souvent aperçu qu’ils étaient beaucoup plus légers que ce qu’ils supposaient depuis toujours. Une révélation pour certains, qui ressemble à une double peine. 

Exemples de shrinkflation

Ainsi, beaucoup de clients de la marque Dove ont pu voir que leur savon habituel était passé de 100 à 90 grammes tout en coûtant quelques dizaines de centimes de plus. De la même façon, la brique de sucre en poudre Saint-Louis, qui ne faisait plus 1 kilogramme depuis bien longtemps mais plutôt 750 grammes, était passée à 650 grammes en 2019. Ce qui rend l’augmentation du prix unitaire récente encore plus dure à passer. 

Autre artifice, qui concerne cette fois les marques de papier toilette et d’essuie-tout : Pierre Chandon, professeur de marketing à l’Institut européen d’administration des affaires (Insead), explique qu’en plus d’avoir considérablement augmenté le prix des rouleaux, certains fabricants n’ont pas hésité à augmenter le diamètre du tube en carton au centre du rouleau pour diminuer la quantité de papier sans pour autant donner l’impression que le produit avait perdu en volume.

Enfin, plus subtil sans doute, on peut évoquer ces salles de sport qui ont abandonné la facturation mensuelle au profit d’une facturation pour 4 semaines sans changement de prix. Une pirouette habile qui n’éveille pas vraiment de soupçons mais qui permet pourtant à ces entreprises de facturer à leurs clients 13 mois par an

Perte de confiance envers les marques

On pourrait là aussi multiplier les exemples dans une liste à la Prévert, mais le plus important est ailleurs. Alors que les prix augmentent déjà en raison de l’inflation, la shrinkflation qui était plus ou moins passée sous les radars au cours des deux ou trois dernières années, apparaît aujourd’hui de manière flagrante à nombre de consommateurs qui la vivent comme une trahison. Car s’ils sont prêts à comprendre une augmentation liée à la hausse des coûts de production, l’abus de confiance caractérisé dont ils ont été victimes risque bien de se retourner contre ces marques qui leur ont tranquillement vendu de moins en moins de produits pour le même prix. Parfois depuis plusieurs années.

Principale conséquence, à la fois liée à l’inflation qui serre les budgets, mais également à la shrinkflation qui a rompu le rapport de confiance qui liait certaines marques à leurs clients, les marques de distributeurs, ou MDD, ont le vent en poupe un peu partout en Europe, et principalement en France qui est pourtant l’un des marchés nationaux où les marques traditionnelles résistent le mieux. Ainsi, selon une étude NielsenIQ, la part des MDD dans le caddie des consommateurs français est passée d’un peu plus de 30% en 2021 à 32% en 2022. Et d’après un nouveau rapport d’Eurocommerce, cette progression devrait se poursuivre en 2023 en raison de la conjoncture économique toujours incertaine

D’ailleurs, plus de 53 % des consommateurs prévoient d’économiser davantage sur leurs achats alimentaires durant cette année, ce qui ne signifie pas forcément moins d’achats, mais surtout moins de produits de marque. D’autant plus, comme l’explique Anand Krishnamoorthy, professeur de marketing à l’université de Central Florida, qu’une fois passée la période inflationniste, « il n’y a aucune incitation » pour les marques à rendre aux produits leur taille ou leur poids d’origine.

La « cheapflation », l’autre entourloupe à la mode

Cousine de la shrinkflation, mais en plus nocif peut-être, la « cheapflation » (contraction de l’anglais « cheap » qui signifie bas de gamme et « inflation ») consiste à économiser sur le produit fini en remplaçant certains ingrédients par des substituts moins chers, mais aussi très souvent de moins bonne qualité. 

Cette pratique a récemment été boostée par la pandémie de Convid-19, puis par la guerre en Ukraine, qui ont rendu certaines matières premières quasiment impossibles à trouver. C’est ainsi que les quelques grandes marques alimentaires qui incluaient encore dans leurs préparations des matières grasses dites « nobles », comme l’huile de tournesol par exemple, se sont finalement rabattues sur des « graisses végétales » à base de palme, de coco, voire de coprah (oui, comme dans les crèmes hydratantes…), à l’instar de ce que faisaient déjà des fabricants moins scrupuleux de produits médiocres. Certes, la raison invoquée était alors l’impossibilité de se fournir en huile de tournesol, mais la baisse de qualité des produits ne s’est pas pour autant accompagnée d’une baisse de prix, au contraire. Et aujourd’hui que l’huile de tournesol est de nouveau accessible, les recettes d’origine n’ont finalement pas été rétablies. 

On a également des glaces qui contiennent moins de crème et plus de gélifiant, des entremets dont on a remplacé le chocolat par des « arômes chocolatés », ou encore du parmesan râpé dont une partie du fromage a été remplacée… par des « substituts de bois ». Et c’est légal !

Toujours, bien évidemment, sans toucher aux prix, si ce n’est pour les augmenter… à cause de l’inflation.

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